Un lieu où il fait bon vivre

Le Tessin est la région de Suisse qui compte le plus de centenaires. Quel est leur secret? Entretien avec une Signora qui le connaît certainement.

Texte: Seraina Kobler, illustration: Andreas Samuelsson

Il y a un certain embarras et une pointe de mauvaise conscience dans sa voix lorsqu’elle dit: «Après, les choses se sont compliquéesPourtant, elle s’était préparée à sa nouvelle vie: le petit landau, une garniture de vêtements pour les premiers mois et tout ce dont un nouveau- a besoin. «Mais je ne les avais pas en double», marmonne Rosina. Bien sûr, c’était insuffisant. Sans parler du choc. Les deux mois qui ont suivi l’accouchement, on l’a gardée à la maternité elle était soignée par les infirmières. Une aide bienvenue, lorsqu’elle était fatiguée d’allaiter la nuit et qu’elle n’avait pas assez de lait pour deux. Il faut replacer sa situation dans le contexte de l’époque.

C’était l’après-guerre, les gens avaient appris à leurs dépens ce que signifiait la pénurie. Ils ignoraient encore tout du boom économique qui allait arriver et leur assurerait des revenus réguliers et une amélioration du niveau de vie pour les décennies à venir. Le système de sécurité sociale en Suisse présentait des lacunes massives, une allocation de maternité ne devait voir le jour que plus d’un demi-siècle plus tard. Attendre un enfant, puis en avoir deux d’un coup, cela avait une tout autre dimension existentielle qu’aujourd’hui. Et pourtant, ce fut un double bonheur accompagné d’un fait rare: les vrais jumeaux ne sont pas héréditaires par prédisposition familiale et ne peuvent pas être planifiés. Ils sont le fruit du hasard, avec une probabilité extrêmement rare de 1 sur 250.

Avec l’aide de sa fratrie, et surtout de sa sœur, elle arrive à retrouver une vie normale. Les journées sont bien remplies et ponctuées de nombreuses promenades avec les enfants, un rituel qu’elle continue de pratiquer quotidiennement. Elle s’occupe du ménage, tandis que son mari franchit, parfois plusieurs fois par jour, la porte vers le sud. Et bien sûr, elle cuisine. Avec cette vue immuable sur les montagnes d’en face, où les forêts se teintent de pourpre à la fin de l’automne. Peut-on s’habituer à cette beauté? Difficile d’y répondre pour la signora, mais elle est sûre d’une chose: «C’est ici, je me sens heureuse. Et, j’ai toujours fait partie d’une grande famille.» Qui s’est d’abord agrandie, puis rétrécie au fil des années, avec son ballet de naissances et de décès qui ponctuent la vie. Même lorsque les parents ont vieilli, les enfants étaient là pour aider. «Depuis que je suis seule, je suis plus casanière», avoue-t-elle. Son époux l’a quittée onze ans plus tôt. Le silence envahit la cuisine, puis Rosina se lève. Elle n’aime pas tellement parler, elle préfère vaquer à ses occupations. 

«La cuisine, c’est sacré»  
Avec une grande habileté, elle émince des oignons qu’elle fait ensuite revenir dans du beurre. L’arôme merveilleux se répand dans la cuisine au plafond haut, éclairée par la lumière crue des néons. Patiemment, elle touille le riz à gros grains avec sa cuillère en bois. À la fin, elle ajoute un petit paquet de safran et conclut: «La cuisine, c’est sacré.» À ce moment-là, on ne peut qu’être d’accord avec elle. Plus tard, à table, elle sert un rosé du Valais, mais en été, elle aime tout aussi bien une petite bière. Le rituel du repas, le choix de la vaisselle, la mise en place du couvert, tout cela suit des règles qui se sont cristallisées au fil des décennies. «On parle de choses, telles que la pizza que l’on va manger parce qu’on n’a pas de soucis urgents en ce moment. Tout va bien. C’est vraiment une chance», dit le fils.

Bien sûr, il y a la boîte verte fermée à clé dans l’armoire qui contient les médicaments. Pas beaucoup, mais déjà quelques-uns, que sa mère doit prendre chaque jour. Pour éviter qu’elle n’en prenne trop ou pas assez, parce que sa mémoire flanche, un service de soins l’accompagne. Un cadenas à chiffres dans la boîte aux lettres permet aux soignants de passer brièvement chaque jour pour distribuer les médicaments et l’aider à faire sa toilette du matin. Peu d’indices témoignent de cette perte d’autonomie. Contrairement aux logements pour seniors, où les douches de plain-pied ont été installées depuis longtemps, chez Rosina, seul un banc étroit en plastique posé sur la baignoire renseigne sur l’âge avancé de la résidente. Le reste de l’appartement a l’air parfaitement normal. 

Ce jour-là, l’image de la jeune fille ne cesse de se superposer à celle de la centenaire. Comme sur une photo encadrée datant de l’été dernier, accrochée dans le vestibule. Alors que plus au sud, la ligne de chemin de fer Centovalli fêtait son centenaire, le maire de Bellinzone félicitait une habitante radieuse à l’occasion de son anniversaire. La signora Rosina porte une écharpe, comme pour une élection de miss italienne, avec comme inscription: Splendida, pour la plus belle centenaire. On la voit découper en souriant une tarte aux fruits généreusement décorée. Un souvenir de plus qui viendra s’ajouter aux autres et qu’elle égrènera comme les perles du collier qu’elle porte pour la fête. Des journées passées en famille qui continuent de rayonner, alors que la grande horloge du salon rompt, avec son tic-tac, le silence de l’appartement.  

Passer le moins de temps possible au lit 
«Je n’aime pas dormir», déclare Rosina. C’est pourquoi elle se lève généralement vers 6h00, pour ne pas rester au lit éveillée. Elle traverse le couloir encore plongé dans la pénombre et se rend à la cuisine où elle se prépare une grande tasse de café au lait avec sa Bialetti. Parfois, elle va ensuite faire des courses, parfois elle se rend chez le coiffeur. Mais la plupart du temps, elle s’occupe d’une manière ou d’une autre jusqu’à midi. «Quand il fait beau, je vais me promener avec mes amies», dit-elle. La plupart d’entre elles sont plus jeunes. D’un pas étonnamment vif, elle nous guide vers un bâtiment à quelques rues de chez elle dont les rayures claires et sombres rappellent l’architecture de Mario Botta. «C’est ici qu’habitent mes amies», dit-elle. C’est le home pour personnes âgées. 

À midi, elle fait la cuisine. Soit pour elle, soit pour les enfants, les petits-enfants, les arrière-petits-enfants. Ce sont alors des menus élaborés: ragù, brasato, lasagnes. Et dans son placard, il y a toujours assez de provisions pour accueillir des visiteurs qui arriveraient à l’improviste. Et si personne ne passe, les «enfants» l’appellent. C’est-à-dire ses fils de plus de soixante-dix ans. Le téléphone est dans le couloir. Par sécurité, ils ont installé un smartphone dans la cuisine. Et bien que la mamma soit méfiante, elle a quand même déjà décroché. Pour s’exercer, on ne sait jamais, si cela devait s’avérer utile un jour. À un âge avancé, des incidents mineurs, voire banals, peuvent se produire, un faux pas, une chute. Pour ces situations, la signora porte aussi un bracelet avec un bouton d’urgence. Elle ne l’a encore jamais utilisé, sauf par mégarde.  

Une vie tranquille en perpétuel mouvement 
Cela est probablement dû à la manière réfléchie dont elle se déplace. Elle prend son temps dans l’escalier, glisse un pied, puis l’autre sur la même marche, avant d’avancer. Pour seule assistance dans l’appartement, elle n’a besoin que du contact familier avec le meuble le plus proche ou le mur, qui lui donne un appui. Elle n’a jamais eu d’ascenseur dans l’immeuble et sort tous les jours. Quand il pleut, elle s’évade en pédalant devant son écran de télévision. Et une fois par semaine, elle reçoit un dépliant l’informant des menus que les restaurants du centre proposent les jours de marché. Ils seront minutieusement étudiés avec le fils et la belle-fille et leur choix débattus: pizzoccheri ou carpaccio, polenta ou bramata? Et le samedi, on sort manger ensemble. Un verre de vin au dîner est-il la clé de la longévité? Elle sourit d’un air entendu, et déclare: «Non. C’est la chance.» Une courte pause, puis elle ajoute: «La chance d’avoir une famille qui m’aime.» 

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